jeudi 23 août 2012

2.4 - Ingénierie stratégique

On parle d’« alignement stratégique du SI » comme si la stratégie préexistait au SI mais leur relation est dialectique : si à une stratégie, orientation de l’action, correspond un SI qui permette effectivement cette action, les possibilités qu’offre le SI conditionnent en retour l’action et donc la stratégie elle-même. L’alignement doit donc être mutuel.

Stratégie et sémantique

La stratégie d’une entreprise s’exprime en termes de gamme de produits, de segment de marché, de choix techniques – bref, de « positionnement ». Pour faire évoluer le positionnement ou, ce qui revient au même, pour énoncer des arbitrages et indiquer des priorités, le seul outil du stratège est sa parole, confortée par la légitimité de sa fonction.

La relation entre la stratégie et le SI transite donc par la sémantique : l’entreprise ne peut s’engager dans la production d’un nouveau produit, dans la commercialisation sur un nouveau marché, que si ce produit, ce marché, ont été désignés à son attention en les nommant et en les introduisant dans les nomenclatures du SI. Ainsi la stratégie travaille les fondations du SI par le truchement de l’administration des données et, en retour, le SI diffuse dans toute l’entreprise le langage dans lequel elle s’exprime.

Portrait du stratège

Stratégie et processus

L’entreprise contemporaine, soumise à la contrainte de la concurrence et à l’exigence de rentabilité, tire parti de l’informatique dans sa recherche de la compétitivité et du profit : ses produits ne sont pratiquement plus jamais un bien isolé ni un service isolé, mais un assemblage (package) de biens et de services (ou seulement de services), et c’est le SI qui assure la cohésion de cet assemblage.

Ainsi par exemple le produit de l’industrie automobile est devenu un assemblage qui associe à la voiture plusieurs services : conseil avant-vente, financement du prêt, entretien périodique, alertes éventuelles, location etc.

La relation avec le client doit elle-même être « transcanal », le SI assurant sa cohérence quel que soit le média que le client emprunte (face à face, téléphone, courrier, message électronique, formulaire sur le Web etc.) et quel que soit le produit dont il s’agit. Il fournit aux agents du centre d’appel, à ceux des agences, des interfaces qui leur permettent d’assurer sans délai la continuité de cette relation.

Assemblages de biens et de services

« [On voit] apparaître de nouveaux véhicules urbains et des usages produits-services [...Michelin a depuis des années] des contrats de service au lieu de ventes de pneu, à savoir des ventes de kilomètres pour les pneumatiques poids lourds, d'heures pour les pneumatiques génie civil et d'atterrissages pour les pneumatiques destinés aux avions. »
(Michel Rollier, « Ancrage territorial et croissance mondiale » in Laurent Faibiset alii, La France et ses multinationales, Xerfi, 2011)

GE Aviation vend les réacteurs en leasing, contrôle leur fonctionnement en vol à distance et en temps réel, assure leur inspection, leur maintenance, leur mise à niveau et leurs réparations et fournit les pièces détachées : ainsi le moteur est devenu un service fourni aux compagnies aériennes.

À la complexité organique du produit répond ainsi une complexité du processus de production, et ces deux complexités sont masquées par le singulier du mot « produit ». Seul un SI fondé sur un référentiel de qualité et puissamment outillé par l’informatique permet d’assumer une telle complexité.

Considérer l’informatique comme un « mal nécessaire » ou comme un « centre de coûts » est donc une erreur, même s’il convient bien sûr d’éviter le gaspillage.

L’urbanisation

La notion d’« urbanisme du SI » a été introduite par Jacques Sassoon (Sassoon [33] ; voir aussi Longépé [19] et Chelli [6]) dans les années 90 : elle permet de se représenter clairement, par analogie avec l’urbanisme d’une ville, les exigences de cohérence du SI, de partage de ressources communes par les divers processus et d’évolution dans la durée.

La démarche d’urbanisation débute par une cartographie qui fait apparaître les échanges de données entre métiers, les processus de chaque métier (et aussi les processus dits « transverses » auxquels participent plusieurs métiers), puis relie cette cartographie d’une part à l’état des référentiels, d’autre part à celui de l’informatique de communication.

À partir de ce constat on définit en fonction de la stratégie de l’entreprise la structure cible future du SI à l’échéance de quelques années (en pratique, de trois à cinq ans) ainsi que les étapes à parcourir chaque année pour atteindre cette cible. Il est utile de conjuguer cette urbanisation à celle des ressources informatiques afin de s’assurer que celles-ci pourront satisfaire les ambitions du SI.

L’entreprise se dote ainsi d’une « portée de phares » qui lui permet de placer la discussion budgétaire dans une perspective pluri-annuelle. Cette perspective doit être mise à jour chaque année pour tenir compte de l’évolution de l’entreprise, de son contexte, de sa stratégie, de l’état de l’art des SI et des techniques informatiques : le plan d’urbanisme est un plan glissant et non un plan quinquennal.

La première urbanisation du SI requiert un lourd travail d’enquête, de synthèse et de mise en forme. Sa présentation pour validation par le comité de direction, sa diffusion sur l’Intranet de l’entreprise, favorisent la prise de conscience collective des enjeux du SI et de ceux de la stratégie. Comme pour les processus, il sera utile de mettre à la disposition des agents, par exemple sur l’Intranet de l’entreprise, des animations audiovisuelles et des outils d’autoformation.

La mise à jour annuelle demande de l’ordre de 10 % du travail initial. Il arrive trop souvent que l’entreprise la néglige : après quelques années le plan d’urbanisme devient obsolète et l’apport de l’urbanisation est alors perdu.

Le tableau de bord de l’entreprise

Le tableau de bord mensuel du comité de direction est pour le SI l’équivalent du coq à la pointe d’un clocher : soutenu par l’architecture, il a pour but de faire rayonner l’information. Sa confection présente des difficultés :
  • il ne sera lu que s’il est sélectif et succinct, mais on est toujours tenté de l’enrichir ;
  • il doit comporter un sommaire fixe, mais aussi une partie consacrée à des faits jugés importants dans la conjoncture du moment ;
  • sa confection et sa diffusion sont soumises à une contrainte de confidentialité ;
  • il doit s’interfacer avec les bases de données opérationnelles pour en extraire des données dont il corrigera les défauts (estimation des données manquantes, redressement des erreurs de codage et des biais) et qu'il classera de façon chronologique, opération techniquement complexe (datawarehouse) ;
  • l’expertise en statistique est nécessaire pour pouvoir présenter des données exactes, fussent-elles imprécises, et présenter convenablement les séries chronologiques : cela suppose de retraiter les données comptables (les conventions de la comptabilité ont une finalité fiscale et non économique, notamment pour le classement des dépenses entre investissement et exploitation. Le « principe de prudence » introduit par ailleurs un biais dans les estimations) et d’estimer les données manquantes ;
  • il doit s’alimenter aussi en données externes, parfois difficiles à acquérir (évaluation de la part de marché, veille concurrentielle) 
  • il faut une expertise en économie et en économétrie pour préparer les commentaires qui faciliteront l’interprétation des séries.
Exigence de sobriété du tableau de bord
L’expertise en statistique et en économie est rare dans les entreprises et beaucoup de dirigeants ont de mauvaises habitudes : confiance excessive dans la comptabilité, lecture erronée des séries chronologiques (la comparaison du chiffre d’affaires à celui du mois correspondant de l’année précédente, pratique fréquente, mélange deux conjonctures de façon inextricable et n’apporte donc aucune information utilisable) etc.

Le tableau de bord du stratège

« Chaque ministère présentait les chiffres et les données à sa façon. Le ministère de l'Armement et le Board of Trade employaient pour une même chose deux langages différents. Cela pouvait entraîner des malentendus et une perte de temps chaque fois qu'une question venait en discussion au Cabinet [de guerre]. […] Une des premières décisions que je pris en entrant dans le Cabinet fut de me constituer un service statistique personnel [composé d']une demi-douzaine de statisticiens et d'économistes sur qui l'on pouvait compter pour ne s'occuper que des réalités. [Ils me fournirent] constamment des tableaux et des diagrammes qui illustraient l'ensemble des événements de guerre. Avec une inlassable obstination, ils examinèrent et analysèrent tous les documents communiqués au Cabinet et ils menèrent également les enquêtes que je tenais à faire personnellement […] Bien qu'elles fussent partielles au début, ces informations m'aidèrent puissamment à me faire une idée exacte et intelligible des innombrables faits et chiffres qui se déversaient sur nous. »
(Winston Churchill, Mémoires de guerre 1919-1941, Tallandier 2009, p. 192-193)

La confection du tableau de bord du comité de direction est donc délicate à tous égards. Lorsqu’elle réussit, elle épargne à ce comité de longues perplexités et disputes sur l’interprétation de données disparates et lui procure une vue commune sur les données essentielles : l’expérience montre que cela facilite l’émergence d’un consensus et la rapidité de la décision.

L’apport d’un bon tableau de bord à la stratégie ne saurait donc être sous-estimé. Il est cependant soumis à la même contradiction que le SI lui-même : s’il est réussi, son utilisation sera simple et même évidente, alors on pourra croire qu’il a été facile de l’établir...

L’ingénierie d’affaire

La plupart des produits, devenus des assemblages complexes de biens et de services, sont élaborés par des partenariats. Ceux-ci ont l’avantage de permettre un partage des risques – et les risques sont élevés lorsque le produit est complexe et que sa mise au point nécessite un investissement important.

Le montage d’un partenariat suppose une ingénierie d’affaire (business engineering) qui s’appuie sur le SI : comme le processus de production traverse la frontière des entreprises, leurs SI doivent être interopérables c’est-à-dire capables de partager les données nécessaires au processus. Cela suppose une mise à niveau de la partie concernée des référentiels.

Le contrat de partenariat explicite le partage des dépenses, des recettes et des responsabilités. Afin d’éviter que chacun ne soupçonne l’autre de commettre des abus, il importe que les données relatives à la mise en œuvre de ce partage soient transparentes pour tous les partenaires concernés.

La répartition des recettes et des dépenses entre les partenaires sera assurée par une intermédiation, composante financière du SI qui automatise le traitement des effets de commerce et les virements.

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